Dictionnaire de la France Libre





Mi-juin 40. Le pire désastre que la France ait connu depuis Azincourt est consommé. Des millions de réfugiés errent sur les routes, un million et demi de soldats prend la route des stalags allemands. Un pays traumatisé se jette aux pieds d’un maréchal octogénaire sans réaliser ce que cela impliquera…

Pendant ce temps, à Londres, quelques milliers de têtes brûlées se rallient à un improbable général qui annonce sa volonté de continuer la lutte, seul ou presque : une pincée de fantassins, des pilotes sans avions, une poignée de navires techniquement incompatibles avec ceux des Britanniques, plus les pêcheurs de l’île de Sein et un mince filet de ralliés qui arrivent d’un peu partout[1].

C’est le début d’une épopée, dans son sens le plus strict : « Suite d'événements extraordinaires, d'actions éclatantes qui s'apparentent au merveilleux et au sublime ».


Partie de rien, la France Libre rallie en quelques mois de copieux morceaux de l’empire colonial, connaît des échecs sanglants et rentre très modestement dans la guerre sur des théâtres périphériques…

Trois ans plus tard, au moment du débarquement américain en Afrique du Nord, ses effectifs ont été multipliés par dix, elle a rallié la Résistance intérieure, est largement considérée à l’étranger comme la représentante légitime de la France, et achève la mue qui fera bientôt de ses dirigeants le gouvernement provisoire de la République.

On ne réalise pas forcément à quel point ces succès ont été fragiles, et c’est tout le mérite de ce dictionnaire de les remettre dans leur contexte. Tout aurait pu mal tourner à de nombreuses reprises.

L’opposition surgit d’endroits inattendus – en interne avec l’amiral Muselier ; parmi les Français en exil de Londres et de New York opposés au « dictateur De Gaulle » ; à Londres où Churchill « porte sa croix de Lorraine » ; à Washington où Roosevelt a décidé que la France était définitivement sortie du tableau ; à Alger où Darland puis Giraud essayent de continuer le pétainisme sous protection américaine…

Bien entendu, ce succès conduit aussi à s’interroger sur la notion d’épopée. Livrée à elle-même, la France Libre serait sans doute restée une dissidence périphérique dans la lointaine Afrique équatoriale française. Adossée à l’Empire britannique, puis à l’alliance anglo-américaine[2], elle a réussi son pari, et si son existence n’a pas forcément influé sur le sort de la guerre, elle a pesé sur l’histoire de France.

Comme son titre l’indique, cet ouvrage est un dictionnaire. Le lecteur a donc une vision kaléidoscopique des événements, surtout s’il saute de notice en notice, mais à condition de faire un minimum d’efforts, il y trouvera des monceaux d’information sur tous les aspects de la France Libre – la France Libre militaire en Libye ou en Éthiopie, mais aussi clandestine en France, diplomatique à Londres, impériale à Brazzaville et ailleurs…

Une part substantielle de ce gros volume est consacrée des biographies de Français libres, où l’on croise aussi bien de simples soldats que de futurs maréchaux, où Pierre Dac voisine avec un futur prix Nobel de la Paix, sans oublier les tirailleurs africains discrètement sortis du tableau après guerre, des intellectuels de toutes tendances ou des martyrs de la Résistance qui ont leurs rues dans toutes les villes de France…

On redécouvre aussi des personnages qui ont eu une histoire compliquée après-guerre. Ainsi, George Bidault. Successeur de Jean Moulin en 1943, député et ministre après-guerre, figure importante de la IVe République, il se compromet avec l’OAS, fuit la France et sombre dans l’oubli[3]. En sens inverse, on croise Henri Queuille, dont tout le monde se souvient comme d’un président du Conseil sympathique mais inerte dans les années 50, alors qu’il fut aussi le vice-président de De Gaulle à Alger, assurant l’intérim lorsque le Général était en voyage officiel, et qu’il montra à ce poste de solides qualités d’homme d’État.

Dans un genre très différent, voici Adrien Conus, qui bricole des canons autoportés en Lybie et les met à l’épreuve à Bir Hakeim, avant d’aller se faire parachuter dans les maquis. Arrêté, « horriblement torturé, il est conduit à Saint-Guillaume (Isère) et, lorsque vient son tour d’être fusillé, il se rue sur le peloton d’exécution, le bouscule, se jette dans un ravin et parvient à s’échapper ». Dans le même genre, il y a aussi ce pilote de chasse tué en essayant d’abattre un V1, ou ces saboteurs envoyés faire sauter une centrale électrique qui font un petit détour par un aérodrome militaire allemand avant de rentrer, juste comme ça…

L’accent a beau être mis sur la composante extérieure de la France Combattante, ce dictionnaire apporte aussi d’intéressants éclairages sur la Résistance intérieure. Née spontanément dès juin 40, elle s’organise en 1940 et 41, et devient peu à peu une véritable force – isolément, puis en coordination avec le BCRA gaulliste et le SOE britanniques, qui se tirent confraternellement dans les pattes – avant d’être fédérée par Jean Moulin, puis intégrée aux plans de bataille alliés en 1944, et de contribuer à la Libération. Tout cela avec et contre sa composante communiste, bien sûr, histoire d’ajouter une complication supplémentaire[4].

Le lecteur découvre aussi des synthèses qui mettent en évidence quelques réalités intéressantes. La France libre est beaucoup plus diverse que l’image du Général ne le laisse penser, elle attire des militaires et des syndicalistes, des apolitiques, des centristes, mais aussi des Croix-de-Feu et des maurrassiens qu’on aurait plutôt attendus à Vichy, le tout sous l’autorité d’un patron qui ressemble à une caricature de culotte de peau… mais qui avant-guerre, était plutôt marqué « catho de gauche ».

Sans surprise, à de rares exceptions près, la France Libre est un mouvement de jeunes… mais de jeunes nettement plus diplômés que la moyenne nationale. De Gaulle n’a pas été suivi par « les élites » qui sont sagement restées en France, mais elles ont contribué par l’intermédiaire de leurs enfants. Certaines carrières brillantes se prolongent jusqu’aux années 80[5]. Elles montrent une forte empreinte de la France Libre en politique, mais aussi dans les domaines stratégiques : l’atome, l’armement, l’industrie lourde, l’aviation…

Pour en revenir à la guerre, ce dictionnaire se penche aussi sur la pensée des Français, à Londres, à New York ou dans la Résistance, et sur les synthèses qui s’élaborent à Alger en 1943-1944, avant d’être mises en pratique à la Libération.

J’ai découvert quelques livres rédigés « à chaud » par des témoins – tout le monde a lu L’étrange défaite, mais il va falloir que je me procure À travers le désastre, entre autres. Cela dit, le volet le plus intéressant de cette production intellectuelle est collectif. L’énumération des divers Conseils, Comités et Bureaux chargés de réfléchir sur « l’après » est parfois fastidieuse, mais réserve des surprises.

Le vote des femmes ? Personne n’en voulait vraiment, il fut imposé par De Gaulle. La majorité à dix-huit ans ? Tout le monde était d’accord avant de réaliser que tous ces jeunes idéalistes donneraient du poids aux communistes. L’Assemblée consultative d’Alger lui organise un enterrement de première classe.

Moins anecdotique, quid de l’épuration ? Sous quelles formes et dans quel cadre doit-elle être accomplie ? Que faut-il garder de l’œuvre législative de Vichy ? Comment imposer de nouveaux pouvoirs publics et minimiser l’anarchie ? Une fois la guerre finie, que faire de l’Allemagne et comment rééduquer les Allemands ? Toutes ces questions, et beaucoup d’autres, ont fait l’objet de synthèses, de rapports ou de propositions. Au final, elles ont été transmutés en politiques, puis mises en œuvre par des exécutants plus ou moins à l’aise dans le rôle qui venait de leur être confié[6].

D’autres idées ne sont pas mûres, et attendront leur tour. Un jeune Michel Debré rédige des projets de Constitution qui préfigurent celle de 1958. Des gouvernements en exil réfléchissent aux moyens d’empêcher de nouvelles guerres, et préparent des projets européens qui se mettront en place lors de la décennie suivante, des accords du Benelux dès septembre 1944, puis la CECA, et jusqu’au traité de Rome. J’ignorais tout de ce soubassement de la construction européenne, mais j’avoue que dans le contexte actuel, il m’a donné à réfléchir.


Si vous prenez le temps de chercher un peu au-delà de l’anecdote, vous trouverez dans ce dictionnaire d’abondantes munitions pour réfléchir sur l’action en politique – pas sa caricature, qui consiste à vendre sur YouTube un catalogue de mesures dont tout le monde sait qu’il sera suivi de reniements partiels ou totaux, mais la vraie, celle qui consiste à faire des choix en fonction du réel, à trancher et à assumer ensuite. C’est une leçon utile par tous les temps, surtout ceux qui courent.

(Robert Laffont, collection Bouquins, 1600 pages, 35 euros.)



[1] Parfois au terme de gestes dingues du type « on s’embarque à une poignée sur un cargo italien en France et une fois en mer, on le détourne sur Malte ».
[2] Et à l’URSS, dans une moindre mesure. L’article consacré à l’escadrille Normandie-Nièmen montre à quel point l’envoi de quelques centaines d’hommes sur le front de l’Est a constitué un énorme succès de propagande pour la France Libre.
[3] Sauf si vous êtes « Algérie française » ou si vous vous intéressez à la fondation du FN.
[4] Ce livre est à acheter de préférence en conjonction avec le Dictionnaire de la Résistance, dans la même collection, qui le recoupe sans forcément faire doublon.
[5] Jusqu’au premier mandat de François Mitterrand inclusivement. Tous les Français Libres n’ont pas participé au gaullisme politique des années 60, et certains étaient socialistes.
[6] Souvent dans une ambiance « vous êtes responsable de la libération de ce département, bonne chance ».

Commentaires

  1. De mémoire, l'on apprenait cela en fac de droit et éco lorsque nous étudions l'Europe (dans les années 90) : l'une des idées fortes de sa création avait été d'empêcher de futurs conflits par une intégration européenne croissante.

    D'autre part, le droit européen (avec la CEDH et CJUE), a fait progresser la défense des libertés publiques, parfois en allant au-delà de nos droits nationaux.

    Dans le contexte actuel, je regrette que ces points ne soient pas toujours assez connus du grand public.

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